Mes fragiles by Jérôme Garcin

Mes fragiles by Jérôme Garcin

Auteur:Jérôme Garcin [Garcin, Jérôme]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature
Éditeur: Éditions Gallimard
Publié: 2022-11-17T00:00:00+00:00


9

Dans la nuit tiède qui suivit l’enterrement, nous reprîmes, d’est en ouest, la route de la Normandie, où ma mère, ouvrant grand une fenêtre du premier étage de la maison, aimait tant pastelliser, en plongée, les saules et les hêtres, qu’elle rosissait comme si c’étaient des lèvres fines, et dessiner ensuite, au crayon, la colline d’en face, où poussaient le blé, le maïs, et couraient les chevreuils.

Je pensais que le pays d’Auge serait consolant. Il y aurait, dans le petit matin, les trilles des mésanges et le staccato des rouges-gorges, les rondes silencieuses des buses au soleil de midi, le bruit d’eau cristallin que font les ramures des peupliers et, tombées sur l’herbe en cercles concentriques, les pommes jaunes, rouges, bistre, vert pâle, dont ma mère raffolait – elle les croquait toute la journée avec ses dents si saines, en faisait des compotes, des salades, des jus, des accompagnements de plats chauds – et que, chaque lundi, je lui apportais à Paris dans des paniers d’osier ventrus. Et puis il y aurait les chevaux. Ils avaient déjà sauvé mon père après la mort d’Olivier, avaient élevé sa souffrance, avaient déplacé le centre de gravité de son chagrin, lui avaient permis de fuir sans se retourner, de prendre, pour lui seul, tous les risques, et de mettre sa jeunesse en danger ; ils avaient été sa dérobade et son affranchissement, avant qu’ils ne finissent par causer sa perte.

En sortant du cimetière, j’avais hâte de monter pour ne pas tomber. De partir au fond des bois avec Valrose, un selle français de onze ans, qui comprendrait, à la caresse d’une jambe, à la pression d’une main, aux chuchotis d’une voix, au poids d’un corps exténué, ce que seuls comprennent les chevaux et porterait ce que je ne pouvais plus porter. Il aurait pour moi des mansuétudes voluptueuses. Il me conduirait, au galop, loin des hôpitaux, vers le pays transparent et venté de mes fantômes.

C’est alors qu’Anne-Marie m’a annoncé que Danseur, son lusitanien dont l’âge avancé, presque trente ans, n’avait jamais terni la splendeur, qu’elle allait voir, panser, caresser, célébrer chaque semaine, venait de succomber, sur les hauteurs de Lisieux, à une crise cardiaque. On le lui avait annoncé au téléphone deux jours après la disparition de ma mère. Elle était accablée, mais ne m’en avait rien dit. Elle jugeait que c’eût été inconvenant, dans ces moments-là, de pleurer un cheval, fût-il celui de sa vie. Elle avait gardé pour elle son immense peine et caché ses larmes. Et nous étions allés, le lendemain de l’enterrement de ma mère, nous recueillir devant le tertre frais, recouvert de fleurs des champs, sous lequel avait été couché le grand corps autrefois glorieux de Danseur, alias Danzador. Ainsi donc, tout expirait et tout, en même temps, devenait passé. Il n’y avait pas de comparaison à établir, il y avait seulement une concordance des malheurs et des regrets. J’avais perdu celle qui m’avait fait, elle perdait celui qui l’avait prolongée et réconciliée avec elle-même.

Il me sembla entendre



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